Cet article se base principalement sur l’étude de S.A. Adamo publiée en 2016: Do insects feel pain? A question at the intersection of animal behaviour, philosophy and robotics [1].
Une approche philosophique de la douleur
Commençons par définir et distinguer deux concepts clefs: la nociception et la souffrance.
La nociception désigne la capacité à détecter et réagir à un stimulus douloureux. Le transfert de l’information “ça fait mal” est opéré par les nerfs. La nociception est une capacité que partagent presque tous les animaux, insectes inclus. Chez ces derniers, on sait qu’il existe des neurones spécialisés pour la détection de la douleur qui déclenchent une réponse en cas de blessures ou si l’animal est exposé à des conditions dangereuses [2], de sorte que l’insecte va s’éloigner par exemple.
La souffrance est plus difficile à évaluer. Il s’agit de l’expérience subjective du sujet en réponse à cette douleur. C’est délicat car cela relève aussi de la question de la conscience. Vu qu’on ne sait pas expliquer mécaniquement comment la conscience apparaît, on ne peut pas démontrer qu’elle est inexistante ni la décrire en s’appuyant sur des observation neurologiques.
Difficile donc de savoir si les insectes ressentent de manière subjective la douleur perçue en trifouillant dans leurs cervelles.
Il existe un argument pour remédier à ce problème qui est l’argument par analogie.
Vu que les insectes ont des réponses physiologiques et comportementales à la douleur qui sont assez comparables à ce qu’on observe chez les humains, on peut penser qu’ils ont comme nous l’expérience de la souffrance. Allen et al [3] ont développé ce raisonnement sur la question de la souffrance chez les rongeurs.
Cependant, ce raisonnement a du sens lorsqu’on compare deux choses relativement similaires. Et les insectes ont une organisation neuronale et un mode de vie à des années lumières des nôtres!
Il va donc falloir trouver quelque chose de plus convainquant pour savoir si les insectes ressentent la douleur…
Neurobiologie chez les insectes
On peut avoir envie de sourire quand on évoque les cerveaux des insectes. Et il faut reconnaître qu’avec moins d’un million de neurones, le système nerveux des insectes ne fait pas rêver, face au cerveau humain qui en compte 85 milliards [4]… Pourtant, des architectures neuronales complexes ont été mises à jour chez les insectes, comme les fameux corps pédonculés, dont je vous avais parlé dans mes articles sur les abeilles et les fourmis. Il a été montré que certaines aires neuronales peuvent jouer le rôle de circuits de récompense, comme chez les vertébrés, ce qui peut amener les insectes à apprendre et à adopter des comportements par le biais de la motivation [4]. Cependant, il y a beaucoup de choses qu’on ne comprend pas dans le fonctionnement neuronal (et pas uniquement chez les insectes). Impossible par une analyse neuro-anatomique de prédire si les substrats nécessaires à l’expérience subjective de la douleur sont présents chez les insectes. Et impossible de déduire que les insectes ne ressentent pas la souffrance pour la seule raison que leur organisation neuronale est différente de la notre!
Approche comportementale de la souffrance chez les insectes
Indéniablement, les insectes réagissent à des stimuli douloureux ou potentiellement dangereux : apparition d’un prédateur, pesticides, musique de Justin Bieber, etc.
Mais leurs réactions peuvent aussi être proches de l’indifférence.
On rapporte ainsi que les insectes continuent parfois à utiliser leurs membres blessés comme si de rien n’était, ou continuent tranquillement leur repas alors qu’un prédateur les dévore [5]. Ils peuvent même aller jusqu’à manger leurs propres tripes lors de blessures sérieuses [6]!
Ne concluons pas trop vite pour autant.
L’expérience émotionnelle de la douleur ne relève peut-être pas du tout ou rien. Il est possible que les insectes soient sensibles émotionnellement à la souffrance qui leur est infligée, mais ne la ressentent pas de façon subjective à 100%. Des variations entre espèces sont aussi envisageables.
De plus, on constate de nombreux comportements chez les insectes qui laissent à penser qu’ils font vraiment l’expérience de la souffrance [7].
Un comportement en particulier est l’impuissance apprise. On l’observe en soumettant de façon répétée un sujet à des stimuli nuisibles, jusqu’à ce que la victime se résigne et semble devenir indifférente. Par exemple, si on vous passe en boucle un tube de Justin Bieber, il arrivera un moment où vous serez en mesure de le supporter comme si de rien n’était.
Les insectes peuvent présenter ce comportement, ce qui pourrait suggérer l’existence d’une conscience de la souffrance endurée.
Mais un tel comportement pourrait aussi être expliqué de façon plus “mécanique”. Des chercheurs ont ainsi montré qu’une patte de criquet simplement connectée au ganglion thoracique de l’insecte, est aussi capable d’impuissance apprise [8].
Oui, les chercheurs ont parfois de drôles d’idées d’expériences.
Les insectes : des robots insensibles?
Les progrès des dernières années en robotique et en intelligence artificielle sont indéniables.
Des robots étonnamment réalistes apparaissent petit à petit, et présentent des comportement de réaction à la douleur criant de vérité. On peut donner en exemple ce droïde japonais destiné à former de futurs dentistes.
Les I.A. et robots récents adoptent des comportements qui nous font croire qu’ils ressentent subjectivement la douleur. Bien plus que les insectes.
Des chercheurs ont par exemple développé un rat robotisé doté de plus de 32 millions de neurones numériques (plus que n’importe quel insecte), qui sait apprendre et moduler ses comportements pour éviter des stimuli douloureux [9].
Dans une étude phare publiée en 2014 [10], Lynne Sneddon présente une liste de critères à vérifier pour établir si un animal est capable de ressentir de la souffrance.
Les robots remplissent toutes les conditions, à part celle de posséder un corps organique induisant des modifications physiologiques!
Toutefois, le fait que des robots (et des I.A.) puissent présenter tous les signes d’une conscience de la douleur sans que ça soit le cas, ne veut pas que c’est ce qui se passe chez les insectes!
En conclusion, les insectes souffrent-ils ou non?
La question reste ouverte!
Si certains chercheurs sont convaincus que les insectes sont simplement capables de détecter la douleur sans l’expérimenter à un niveau subjectif, d’autres pensent au contraire que les insectes possèdent un certain niveau de conscience de la souffrance, qui peut être différent du notre mais pourtant bien réel.
L’avenir nous apportera peut-être une réponse plus claire, notamment via l’avancée des recherches en neurosciences.
D’ici là, il vaut mieux appliquer le principe de précaution, et éviter d’infliger des souffrance inutiles et évitables aux insectes.
Par égard à leur potentielle souffrance, et aussi simplement par respect pour la vie.