Navigation à l’estime
On a tous vécu ça : vous vous garez dans une ville inconnue, et après avoir déambulé dans tous les sens un bon moment, vous êtes capable d’indiquer avec plus ou moins de précision dans quelle direction se trouve votre véhicule, sans réfléchir ni utiliser le moindre repère visuel.
En fait, au fur et à mesure que vous vous promenez, votre cerveau construit un vecteur (c’est à dire une information sur la direction et la distance) qui vous redirige vers votre point de départ (ou votre voiture).
Vous utilisez la navigation à l’estime, aussi appelée intégration de chemin. Je vous l’avais déjà évoquée dans mon article sur les oiseaux migrateurs.
Cet outil fort pratique vous permet de vous orienter sans utiliser d’indice visuel. Tous les animaux mobiles semblent posséder cette capacité. Si vous ne voyez pas de quoi je parle, votre sens de l’orientation a probablement besoin d’une bonne révision 😉
Les fourmis du désert, Cataglyphis fortis, sont bien contentes d’avoir ce sens pour s’orienter dans leur environnement pauvre en repères visuels [1].
Système de mémorisation visuelle
Les fourmis utilisent la navigation à l’estime, mais pas uniquement.
Vous savez sans doute que les yeux des fourmis sont composés de milliers de petites lentilles, appelées ommatidies. Si vous voulez en savoir plus, voici un très bon article sur le sujet à découvrir.
Les fourmis ont une vision en assez basse résolution, mais très panoramique, et l’utilisent pour mémoriser leur chemin et pouvoir retourner à la fourmilière [2][3]. Elles mémorisent pour cela des images de leur trajet, ce qui leur permet ensuite de s’y retrouver et de ne corriger leur trajectoire si besoin.
Si vous n’êtes pas un champion de la navigation à l’estime vue précédemment, il y a fort à parier que vous vous en tirez mieux avec cette navigation utilisant des repères visuels.
D’ailleurs, les fourmis jonglent avec les deux et vont avoir une préférence selon leur contexte environnemental. Dans le désert, on l’a vu, c’est plus pratique de s’orienter à l’estime, tandis qu’en pleine forêt tropicale, il est plus efficace de se construire une carte spatiale ponctuée de multiples points de repères visuels.
Et la marche arrière dans tout ça?
Venons en au sujet qui nous intéresse. Les fourmis sont certes capables de s’orienter en mémorisant un chemin qu’elles ont déjà parcouru et visualisé.
Mais que se passe-t-il quand elles ramènent un morceau de nourriture tellement gros qu’elles doivent le traîner avec leurs mandibules et donc revenir en faisant marche arrière? Impossible pour elles de voir où elles vont et donc de reconnaître leur chemin!
C’est la question que se sont posée des chercheurs dans cette étude publiée en 2017 [4].
Ils ont créé un parcours au milieu duquel se trouvait une source de nourriture suivie d’un virage à sec à 90°. Les fourmis ont d’abord eu une journée pour se familiariser avec cet environnement.
Regardez le schéma ci-dessus: les fourmis partent de leur nid (nest), suivent un long couloir, arrivent à la source de nourriture (food), puis continuent et arrivent au virage à droite, avant de retrouver leur point de départ un peu plus loin.
Une fois les fourmis à l’aise avec leur nouvel environnement, les chercheurs en ont capturé certaines qui venaient de quitter la fourmilière et avaient marché quelques mètres le long du couloir orienté vers le nord.
Ils les ont transportées dans l’obscurité, afin qu’elles ne puissent voir où on les emmenait, et relâchées juste avant ce fameux virage à 90° (gros point noir sur le schéma).
Certaines ont reçu une miette de cookie, et d’autres un gros morceau, trop lourd pour être transporté sur le dos.
Un peu perdues?
Souvenez-vous du système de navigation à l’estime. Les fourmis savent – ou plutôt croient- que leur fourmilière se trouve au sud. En effet, elles viennent de la quitter et de parcourir quelques mètres vers le nord. Toutes les fourmis testées se mettent donc à marcher vers le sud, avec l’intention de ramener à la fourmilière le morceau de nourriture qu’on leur a confié.
Elles arrivent alors au virage à 90°, au niveau duquel les chercheurs ont placé une sorte de rapporteur sur le sol pour repérer la direction qu’elles suivent.
Les fourmis avec le petit morceau, qui vont donc en marche avant, réalisent où elles se trouvent une fois le virage passé, et foncent vers la droite en direction du nid (petite flèche rouge sur le schéma).
Par contre, les fourmis aux gros morceaux qui vont en marche arrière ne réalisent pas où elles se trouvent et continuent à aller vers le sud (flèche verte).
La solution tout simple de fourmis
Mais pourtant, ces fourmis chargées de gros morceaux finissent bien pas regagner leur fourmilière, alors comment font-elles?
Elles vérifient qu’elles ne sont pas perdues, tout simplement.
Pour cela, elles abandonnent un instant leur morceau de nourriture, se retournent et font quelques pas jusqu’à reconnaître l’endroit où elles se trouvent et la bonne direction à suivre. Elles reprennent alors leur butin et corrigent leur direction, de nouveau en marche arrière.
Ce comportement témoigne de la conjonction de 3 types de mémoires:
- la mémoire à long terme de la cartographie de l’environnement, et du chemin à suivre pour retourner à la fourmilière
- la mémoire à court terme de la nouvelle direction qu’il leur faut suivre
- le souvenir qu’il y a un gros morceau de cookie qui les attend sagement derrière elles.
Comment les fourmis gardent le cap?
Les chercheurs ont ensuite voulu savoir comment les fourmis s’y prenaient pour garder la bonne direction, une fois de nouveau en train d’avancer en marche arrière.
Les fourmis s’appuient pour cela sur leur boussole céleste, c’est à dire sur la position du soleil dans le ciel.
Les chercheurs ont en effet constaté qu’en utilisant un miroir pour refléter le soleil vers les fourmis en train de reculer, ces dernières modifiaient brusquement leur direction. À noter que ces tests ont été volontairement effectués lorsque le temps était très couvert, mais le soleil visible, afin de limiter l’effet de polarisation du ciel bleu, que les fourmis sont capables d’utiliser pour s’orienter [5].
Une représentation spatiale non égocentrique
De plus, les chercheurs ont relevé le fait que les fourmis sont capables de se déplacer en suivant la bonne direction et en alternant les positions : marche arrière, marche sur le côté…
Ceci démontre que leur représentation spatiale n’est pas centrée sur elles-mêmes, mais sur leur environnement extérieur.
Le souvenir de la direction à suivre ne dépend pas de la position de leur corps, mais est bien relative au monde dans lequel elles évoluent.
Un tel système de référence est dit allocentrique [6]. C’est une telle représentation qui permet aux insectes volants de garder leur cap en volant de travers lorsqu’ils sont pris dans une bourrasque [7].
La navigation des fourmis au niveau du cerveau?
Le cerveau des fourmis se compose de plusieurs zones leur permettant de s’orienter dans l’espace [8].
Ils semble que le complexe central soit utilisé pour stocker les informations de directions dans un contexte allocentrique.
Mais les corps pédonculés pourraient aussi jouer un rôle, notamment par leur capacité à orienter la fourmi en effectuant la comparaison entre l’image perçue et l’image stockée en mémoire [9]. Je vous avais déjà parlé de cette zone du cerveau des insectes dans l’article sur les abeilles qui manipulent des concepts.
Ces deux zones échangent probablement des informations pour permettre l’émergence de comportements complexes, comme dans le cas de la navigation.
Pour finir, vous pouvez voir en vidéo la présentation de cette étude commentée par les chercheurs (en anglais):