Deux animaux très différents…
Le terme de mérou est un nom vernaculaire qui fait référence à plusieurs dizaines d’espèces différentes de poissons.
Les mérous sont des poissons plutôt costauds. On les reconnaît facilement à leurs grosses lèvres, et à leur allure charpentée et bien portante.
Ils nagent d’ordinaire de façon tranquille, souvent à proximité des récifs et des endroits où se trouvent des proies potentielles : petits poissons, crustacés, mollusques.
Car les mérous sont des carnivores, les algues et autres phytoplanctons, très peu pour lui.
De l’autre côté, nous avons la murène, lequel terme fait également référence à un grand nombre d’espèces (plus de 200).
La murène, c’est le poisson allongé comme un serpent, qui fait souvent peur. Et il faut reconnaître que physiquement elle n’a pas été gâtée par la nature.
Elle passe son temps à ouvrir et fermer la bouche. On croit à tort qu’elle le fait en signe de menace, alors que c’est simplement sa façon de faire circuler l’eau à travers ses branchies pour respirer.
Contrairement au mérou qui vit le jour et pionce la nuit, la murène passe ses journées cachée dans un trou et ne se remplit en général le ventre que la nuit, en se faisant livrer à domicile (c’est à dire en choppant les poissons inconscients qui passent à portée).
…Mais qui savent coopérer
En 2006, Redouan Bshary, professeur en psychologie comportementale à l’université de Neuchâtel, en Suisse, fait de la plongée dans la Mer rouge. Il suit un mérou, et constate que ce dernier s’arrête devant l’antre d’une murène. Le plongeur s’imagine que les deux prédateurs vont se disputer, mais c’est tout l’inverse qui se produit, à sa grande surprise. Le mérou fait un signe de tête à la murène, et les deux compères s’en vont chasser ensemble un peu plus loin.
Intrigué par son observation, il étudie en détail le phénomène [1].
Remarque: Pour être plus exact, ses observations portent sur le mérou Plectropomus pessuliferus et la murène géante Gymnothorax javanicus.
Mais pour faire simple, on va parler de mérous et de murènes, surtout que cette collaboration se retrouve chez plusieurs espèces.
Comment ça se passe?
Le mérous sont des gros poissons. Impossible pour eux d’aller fouiner à l’intérieur des récifs coralliens, dans lesquels ne manquent pas de se réfugier les petits poissons.Du coup, pour faciliter ses chances, le mérou va avoir besoin d’une associée : la murène. En gros le mérou c’est Batman et la murène c’est Robin. Le mérou va rendre visite à une murène du coin, et commence par lui faire des rapides petits signes de tête (3-6 mouvements par seconde). Dans la plupart des cas, la murène va répondre en se bougeant les fesses, c’est à dire en sortant de son trou bien qu’il fasse grand jour. Les deux poissons nagent alors ensemble, côte à côte, jusqu’à un récif voisin. Bon, si le récif est un peu loin, il arrive que la murène s’arrête en route et se re-planque dans une cachette, auquel cas le mérou revient à la charge avec ses petits hochements de tête pour motiver la feignasse. Une fois sur place, la murène pénètre à l’intérieur du récif, tandis que le mérou reste à l’extérieur, aux aguets. Trois scénarios possibles:
- la murène attrape une proie, et retourne se coucher
- un poisson voit la murène débarquer et s’échappe du récif, pour finir dans la bouche d’un mérou, sans comprendre ce qui lui est arrivé
- les deux associés rentrent bredouille
L’association du mérou et de la murène est ce qu’on appelle une relation de mutualisme : les deux tirent un certain avantage de la situation. En effet, Bshary a évalué que les mérous attrapaient jusqu’à 5 fois plus de proies en demandant l’aide des murènes plutôt qu’en se débrouillant seuls.
Aucun signe d’agression n’a été observé entre les murènes et les mérous pendant l’étude.
Lorsqu’une proie est attrapée, elle est immédiatement avalée par l’un des deux associés, ce qui évite toute dispute sur le partage. Les scientifiques pensent que ce facteur est décisif dans l’apparition et la pérennité d’une telle alliance inter-espèces. Cela pourrait expliquer pourquoi de telle associations entre espèces sont peu communes chez les mammifères. Par exemple, si les hyènes et les guépards s’associaient pour chasser, des disputes surviendraient inévitablement lors du partage de la proie.
Les mérous font quelque chose de plus impressionnant encore.
Lorsqu’ils chassent seuls et constatent que leur proie s’est réfugiée à un endroit précis du récif, ils se placent juste au dessus et hors de vue, et attendent plusieurs minutes dans l’espoir que le poisson convoité ressorte.
Mais il leur arrive aussi très fréquemment de pointer l’endroit où se trouve leur futur repas. Pour cela, ils se placent au-dessus, en position verticale, en secouant la tête vers le bas (voir vidéo).
S’ils sont allés chercher une murène entre-temps, cette indication va permettre à cette dernière de plus facilement faire son travail.
Et sinon, les mérous sont plutôt patients. Ils peuvent rester à pointer l’endroit de la proie qu’ils convoitent un bon moment, jusqu’à l’arrivée d’un acolyte. Bien souvent une murène, mais parfois aussi des poissons Napoléon (Cheilinus undulatus). Ces derniers sont incapables de se faufiler dans le récif, mais peuvent l’élargir à l’aide de leur bec puissant.
Plus malins que des chimpanzés?
Le fait que le mérou fasse un signe de tête à la murène dans l’unique but de manifester son envie de démarrer une chasse collaborative est absolument remarquable.
Ce type d’observation n’a été rapporté que chez les chimpanzés du Parc National Taï, en Côte d’ivoire [2] (les autres populations pratiquent plutôt une chasse opportuniste).
Mais ce qui est peut-être encore plus impressionnant, c’est que le mérou indique l’endroit où se cache la proie dans le récif, un peu comme nous le faisons en pointant un objet du doigt.
En fait, c’est quelque chose que l’on a observé chez un nombre très limité d’espèces animales. Pika and Bugnyar ont mis en évidence que cette capacité existait chez les corbeaux [3].
En s’appuyant sur leurs travaux, Bshary a montré que le comportement du mérou répond aux 5 critères qui caractérisent l’action de désigner quelque chose [4]:
- le signal est dirigé vers un objet : la proie cachée dans le récif
- c’est une action uniquement communicative et sans utilité matérielle
- le geste est fait à l’intention d’un observateur : un autre prédateur comme la murène
- le signal suscite une réponse volontaire : la murène ou le poisson Napoléon se met à rechercher la proie
- le signal possède les caractéristique de l’intentionnalité : le mérou continue d’indiquer l’endroit jusqu’à la sortie de la proie, et va rappeler à l’ordre la murène si elle ne cherche pas au bon endroit avant de se remettre à l’indiquer.
Enfin, ce comportement de chasse collaborative a été étudié en laboratoire en mettant des mérous en présence de fausses murènes plastifiées contrôlées par des câbles (voir vidéo ci-dessus commentée par R.Bshary) .
Certaines murènes jouaient le jeu et venaient aider le mérou, tandis que d’autres ne bougeaient pas ou partaient dans la mauvaise direction. Les chercheurs ont constaté que les mérous apprenaient très vite quelles murènes étaient efficaces, et lesquelles étaient à la ramasse.
Leurs résultats étaient aussi bons que ceux des chimpanzés dans des expériences similaires.
Pour terminer, des chasses collaboratives ont été observées entre les mérous et d’autres espèces.
Des alliances avec des poulpes ont été observées sur la Grande barrière de corail [4][5]. Vous pouvez le voir en vidéo dans l’excellentissime série Blue Planet II (épisode 3).
Quand je travaillais en tant qu’instructeur de plongée à Cozumel, au Mexique, j’ai observé de nombreuses fois des cas de chasses collaboratives entre des mérous noirs, des murènes vertes, et des requins nourrices (parfois tous en même temps). Je n’ai pas trouvé d’études sur ce dernier type d’alliance, pourtant spectaculaire à observer!