Corbeaux : carte d’identité
Le terme corbeau est un terme vernaculaire qui ne désigne pas une espèce d’oiseau en particulier, mais fait plutôt référence à plusieurs oiseaux de la famille des corvidés.
Cette famille rassemble 130 espèces d’oiseaux passionnants sur le plan de la cognition animale, comme les pies, les corneilles, les geais, et les “vrais” corbeaux.
Le grand corbeau (Corvus corax) est sans doute l’espèce de corbeau la plus emblématique, déjà par sa grande taille.
Présent dans de nombreux mythes et légendes à travers le monde, il est tantôt vénéré et considéré comme sacré, tantôt synonyme de mauvais présage et de malheur à venir.
Les corbeaux semblent utiliser des outils en comprenant le lien de cause à effet
C’est quelque chose que vous avez déjà certainement lu ou entendu quelque part : les corbeaux – et les corvidés plus généralement – sont capables d’utiliser divers outils pour parvenir à leurs fins.
Comment savoir si les oiseaux comprennent le lien entre l’utilisation de l’outil et les conséquences qui en découlent? En d’autre terme, les oiseaux saisissent-ils la relation causale sous-jacent à l’utilisation d’un outil, ou se contentent-ils de choisir un outil en fonction de sa simple apparence?
Prenons l’exemple de l’impressionnante expérience réalisée en 2008 à l’université d’Auckland par A. Taylor et al. sur le corbeau de Nouvelle Calédonie (Corvus moneduloides): le tube à deux pièges [1].
Un tube transparent en plexiglas contient au centre un morceau de nourriture. Deux trous sont situés de part et d’autre. L’un d’eux est un piège, et si le corbeau y pousse ou tire la nourriture, elle restera bloquée et inaccessible.
Les chercheurs ont varié l’orientation, les couleurs, et les types de sorties possible (au bout du tube ou à travers l’autre trou non bouché).
On effectua ensuite un test de transfert en confrontant les corbeaux à un problème analogue, faisant intervenir des trous, mais totalement différent dans son apparence, puisque le système était à présent une boîte en bois.
Les corbeaux réussirent à transférer leur savoir à ce nouveau dispositif.
En comparaison, dans des expériences similaires de résolution de problèmes équivalents sur le plan causal mais différents sur le plan visuel, les grand singes ont bien moins réussi [2, 3].
Pour en savoir plus sur cette expérience intéressante, vous pouvez écouter le chercheur qui a effectué cette étude dans le cadre de sa thèse (en anglais) ici.
Les corbeaux constructeurs d’outils
Intéressons nous maintenant à la capacité des corbeaux à créer de nouveaux outils en fonction de paramètres environnementaux.
Des études sur le sujet chez le corbeau de Nouvelle Calédonie (la même espèce que celle testée précédemment) révèlent l’existence de deux types d’outils.
Les outils bâtons
Les corbeaux de Nouvelle Calédonie sont connus pour leur tendance à utiliser des bâtons pour récupérer les larves cachées dans les interstices des arbres [4, 5] .
L’observation en soi vaut déjà le détour.
Mais les corbeaux ne se contentent pas de ramasser des brindilles pour les glisser dans l’écorce.
Ils sont capables de produire des outils d’une grande variété : 85 types différents observés chez les 18 corbeaux étudiés dans l’étude de Klump et al! [4]
Pour ce faire, les corbeaux commencent par sélectionner une branche fourchue. À l’aide de leur bec, ils sectionnent les feuilles et brindilles inutiles, jusqu’à obtenir un bâton aux caractéristiques souhaitées.
Le travail de finition vient ensuite, à savoir l’élaboration d’un crochet en tordant astucieusement l’un des extrémités du bâton. Ce dernier ajout permet de décupler les chances d’attraper une larve.
Les chercheurs ont mis en évidence que les différences d’outils observées entre les différentes populations de corbeaux de Nouvelle-Calédonie sont corrélées à la présence de certains matériaux bruts dans l’environnement. En d’autres termes, les corbeaux font des outils en fonction de ce qu’ils ont sous la main le bec!
Les outils feuilles
Les corbeaux de Nouvelle Calédonie utilisent également des feuilles pour façonner des outils et dénicher des larves ou insectes [6, 7]. Elles proviennent d’un arbre local, le Pandanus.
Pour ce faire, le corvidé choisir une feuille et mord une de ses extrémités, avant de tirer dessus pour en détacher une longue bande.
En fonction du nombre de morsures et de leurs emplacements, l’outil obtenu va être large ou étroit, cranté ou multi-cranté.
De nouveau, les chercheurs ont observé une variation géographique quant à la préférence du type d’outil utilisé.
On peut émettre 3 hypothèse sur cette variabilité.
- Il peut s’agir d’un cas de culture cumulative: les individus qui modifient et améliorent progressivement leur technique vont transmettre ce savoir aux individus avec qui ils rentrent en contact, et ainsi de suite.
- Une autre théorie serait que les corbeaux effectuent une sorte de reverse engineering : en observant les découpages dans les feuilles de pandanus du coin, ils se mettent à confectionner le même type d’outils, sans être pour autant rentrés en contact avec leur créateur.
- il est aussi possible que les corbeaux confectionnent tous les outils à la fois, et que le modèle multi-cranté, qui est le plus observé, soit aussi le plus passe-partout. En fonction de l’environnement géographique, il est peut-être plus efficace de confectionner des outils plus spécialisés, comme les outils-feuilles étroits, ce qui expliquerait la variabilité géographique.
Vous pouvez observer la création d’un outil-feuille par un corbeau de Nouvelle-Calédonie dans cette vidéo extraite de l’étude de Hunt et Gray [7].
Utilisation séquentielle d’outils chez le corbeau
On a longtemps pensé – à tort – que les homininés étaient les seuls animaux à utiliser des méta-outils.
Un méta-outil, c’est un outil qui est utilisé en combinaison avec un autre pour rendre ce dernier efficace. Par exemple, les chimpanzés utilisent des enclumes en bois en tant que méta-outil pour casser des noix.
Bon, vous vous en doutez, les corbeaux aussi sont capables d’utiliser des méta-outils.
Méta-outil : level one
Alors l’exemple qui suit concerne à nouveau le corbeau de Nouvelle Calédonie [8], et on reprend les mêmes chercheurs, mais précisons que ces traits ne sont pas forcément exclusifs à cette espèce de corvidé. C’est juste que cette espèce est plus étudiée et est particulièrement douée avec les outils…
Dans le paragraphe précédent, on a vu que ces corbeaux étaient plutôt à l’aise avec l’utilisation de bâtons pour récupérer de la nourriture…
Les chercheurs ont mis les corbeaux en présence d’une pièce de nourriture accessible uniquement grâce à l’utilisation d’un long bâton. Et ils leurs fournissent un bâton, mais trop court… Un bâton plus long est placé dans une boîte fermée par des barreaux, et l’unique moyen de le récupérer est de se servir du bâton plus court.
Les corbeaux y arrivent sans trop de soucis pour la majorité d’entre eux, et les chercheurs précisent bien que ce n’est pas grâce à une série de tentatives et d’échecs. Ils ont bien effectué un raisonnement par analogie pour savoir comment obtenir le précieux morceau de nourriture.
Le résultat en vidéo est disponible ici.
Méta-outil : level hardcore
Mais là où c’est encore plus fort, c’est quand une expérience un peu plus complexe a été faite sur un corbeau de Nouvelle Calédonie, dans laquelle 8 étapes étaient nécessaires pour obtenir la nourriture.
On parle d’utilisation séquentielle d’outils.
Un premier outil sert à obtenir un deuxième, et ainsi de suite, jusqu’à obtenir le miam-miam.
Regardez la vidéo suivante, elle est complètement incroyable, vous comprendrez de quoi il s’agit, et puis ça m’évitera d’essayer de vous décrire les différentes étapes de l’expérience 😉
Détail important: c’était la première fois que ce corbeau était confronté à ce dispositif expérimental, avec cette configuration à résoudre.
Il avait cependant été déjà confronté aux outils pris de façon individuelle (pierre et bâtons).
Conclusion
Il y aurait encore tant de chose à raconter sur le simple sujet de l’utilisation d’outils chez les corbeaux!
Les corvidés plus généralement, sont des oiseaux surprenants et passionnants, disposant d’une conscience d’eux-même sans doute très avancée, comme l’a prouvé la pie-bavarde en passant avec brio le test du miroir en 2008 [9].
Bonus
Vous connaissez la fable d’Ésope du corbeau et la cruche? Dans cette histoire, un corbeau assoiffé n’arrive pas à boire l’eau située dans le fond de la cruche, et a l’idée de jeter des pierres dans le récipient pour faire monter le niveau de l’eau…
Des chercheurs ont voulu vérifier si cette fable était vraie [10]…
Les corbeaux comprennent non seulement comment déplacer le niveau de l’eau en utilisant des objets denses, mais surpassent aussi des enfants de 7 ans !